Dans un pays comme le Maroc, où le smartphone est devenu l’outil numérique principal – avec près de 90 % de la population connectée via mobile (ANRT, 2024) – les applications dites « gratuites » occupent une place centrale dans la vie numérique quotidienne. Qu’il s’agisse de jeux, d’applications éducatives ou de réseaux sociaux, cette gratuité apparente cache souvent une réalité bien différente : le véritable produit, c’est vous.
Une gratuité financée par… la publicité
Les développeurs d’applications doivent rentabiliser leur travail. Quand ils ne peuvent pas compter sur la vente directe de l’application, ils se tournent vers la publicité intégrée comme principale source de revenus. En clair : plus vous restez sur l’application, plus vous voyez de publicités, et plus celle-ci génère de l’argent.
Ce modèle est particulièrement répandu dans les pays émergents comme le Maroc, où les utilisateurs sont plus sensibles au prix et moins enclins à payer pour une version premium. Les développeurs le savent : pour rentabiliser ces marchés, il faut maximiser la diffusion publicitaire.
L’expérience utilisateur sacrifiée
Dans de nombreuses applications « gratuites », l’expérience devient vite insupportable :
- Vidéos non skippables de 30 secondes
- Pop-ups intrusifs qui s’affichent au moindre clic
- Redirections vers des sites suspects
- Lenteurs et surcharge du téléphone
Ces désagréments ne sont pas accidentels. Ils font partie d’un modèle économique basé sur l’irritation contrôlée : si la publicité vous gêne suffisamment, vous serez tenté de payer pour la version « sans pub ».
Le modèle freemium : gratuit… mais frustrant
Le modèle freemium – contraction de free (gratuit) et premium (payant) – est désormais omniprésent : l’application est gratuite à l’installation, mais plusieurs fonctionnalités clés sont bloquées, et l’expérience est volontairement dégradée par des publicités. Ce mécanisme vise à frustrer juste assez l’utilisateur pour l’inciter à souscrire un abonnement payant.
Au Maroc, cette stratégie commerciale se heurte à des réalités particulières :
- Une aversion au paiement en ligne, due à la faible diffusion des cartes bancaires internationales et à une méfiance persistante envers les plateformes étrangères.
- Une consommation mobile coûteuse, dans un contexte où les forfaits internet sont souvent limités, rendant la publicité vidéo particulièrement pénalisante en termes de données.
- Une généralisation du piratage, avec des versions « modifiées » des applis pour contourner les restrictions, ce qui expose les utilisateurs à des risques de sécurité et de perte de fiabilité.
Ainsi, le modèle freemium, bien que rentable à l’échelle globale, reste encore mal adapté aux usages et aux contraintes locales.
Quand la gratuité devient une menace pour la vie privée
Au-delà des publicités, de nombreuses applications gratuites collectent vos données : localisation, historique d’utilisation, préférences, etc. Ces données sont ensuite utilisées pour créer des profils publicitaires ultra-ciblés ou même revendues à des tiers.
Des recherches montrent que la majorité des applications — y compris celles les plus utilisées en Afrique — collectent et transfèrent automatiquement des données vers des tierces parties (États‑Unis, Chine…), souvent sans qu’un consentement pleinement éclairé ait été obtenu.
Une prise de conscience nécessaire
L’éducation numérique est encore en construction au Maroc. La perception de la « gratuité » est souvent naïve, et les enjeux de vie privée ou de sobriété numérique sont peu discutés. Pourtant, quelques signaux positifs émergent :
- Des campagnes de sensibilisation sur les droits numériques
- L’émergence de solutions locales et open-source plus respectueuses des utilisateurs
- Une réglementation plus stricte à l’échelle africaine et arabe, calquée sur le modèle européen (RGPD)
Conclusion : ce qui est gratuit n’est jamais vraiment sans coût
Dans un environnement numérique dominé par les applications gratuites, le vrai coût se mesure en attention, en données personnelles, et en qualité d’usage. Au Maroc comme ailleurs, il devient essentiel de mieux comprendre les rouages économiques de ces services, afin d’en faire un usage plus éclairé, plus responsable — et, à terme, d’encourager un numérique plus éthique.
Par Dr, Fatine El Mouqtafi – Professeur Chercheur en Marketing – ISGA Casablanca